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Article - Les grands magazines qui traitent de la Corse : Légendaires 1978

Dernière mise à jour de cette page le 07/11/2012

La télévision est un formidable « vecteur » de transmission de la culture et surtout de la mémoire. Ainsi la série d’émissions Légendaire produite par Pierre Dumayet, réalisée par Antoine Léonard-Maestrati avec l’aide de l’auteur corse Jean-Claude Rogliano consacre quatre émissions à la Corse, intitulées : I Mazzeri ou les faiseurs de mortdiffusée le 02/03/1978, L'ochju, il faudra venir la nuit de Noël diffusée le 20/04/1978, A' u Rataghju (cabaret) ou la veillée diffusée le 15/06/1978, Canta u Populu Corsu ou le langage de la mémoire d'un peuple, diffusée le 17/08/1978. Le but de ces émissions est de mettre en avant l’oralité, le témoignage de régions où les traditions sont encore vivaces. Ainsi, l’émission s’est aussi rendue en Bretagne et en Normandie où elle a réalisé, la même année, quelques numéros. Cependant, cet intérêt pour la « culture corse », loin du regard folklorique est nouveau et apparaît pour les insulaires qui s’impliquent dans ce projet comme une « reconnaissance ».

Ce type d’émission n’est pourtant pas nouveau.Légendaire, diffusée à la fin des années 1970 est l’héritière d’émissions comme la série documentaire des Croquis,œuvre d’Hubert Knapp et de Jean-Claude Bringuier (1957-1967), et aussi de la série des Conteurs,proposée par André Voisin et sa femme Jacotte Cholet (1964-1973). Ces trois séries présentent des points communs, soit le rapport d’intimité que les réalisateurs cherchent à rétablir avec l’espace, leur manière de le parcourir sous la forme d’une déambulation, mais des « lieux dits »avec des mots ordinaires, des lieux de paroles, « chronique de séjours », selon la formule de Bringuier des Croquis « des récits d’espace » [1]. En quelque sorte, ces émissions constituent une expérience de l’altérité dans un espace national. Jean-Claude Bringuier rappelle que les réalisateurs qui pénètrent ces villes et villages de France restent « les étrangers » de ces « petits pays » « croqués à coup d’images » [2]. Mais avant tout, ces émissions répondent à un intérêt ou goût du public pour l’histoire de témoignage oral. En effet, Légendaire s’inscrit dans un courant d’émissions qui voient l’épanouissement de ce « moment-mémoire » dont a traité Pierre Nora [3].

Ce sont aussi des émissions qui se placent dans une posture militante car elles ont à cœur de jouer un rôle de transmission afin de sauvegarder des coutumes qui disparaissent face à la modernisation apportée par les trente glorieuses. Elles appuient aussi et tout particulièrement en Corse, peut-être involontairement, sur les revendications régionalistes. Il semble, en effet, que le choix d’un groupe comme Canta u Populu Corsu comme fil conducteur de ces émissions ne soit pas tout à fait anodin. Ces documents télévisés sont désormais incontournables et remarquables pour qui s’intéresse à l’histoire culturelle des années 1970. Ils constituent des ressources essentielles pour appréhender ce temps de fascination pour l’histoire orale, la rencontre entre une approche documentaire et les enjeux mémoriels d’une société.

Des émissions « ethnologiques »

Ainsi, dans ces émissions apparaît la volonté de découverte « opiniâtre » des singularités de la culture nationale française [4]. Ce qui est frappant c’est que, quel que soit le reportage, la mise en image ou les entretiens s’attardent sur des êtres inconnus ou méconnus, souvent âgés, ainsi que sur leurs souvenirs, leurs savoir-faire disparus et leurs modes de convivialité. Autant d’éléments constitués dans un rapport au temps et une quête de sens spéciale et qui, peu à peu au cœur de ces trente glorieuses, entrent en conflit avec la modernité et précédent la prise de conscience patrimoniale et rétrospective actuelle |5]. Cette émission constitue alors une fresque ethnologique, dans laquelle le journaliste reste en retrait, donnant la parole à « ces porteurs de mémoire ». Ainsi, les « porteurs de mémoire », ce sont ces deux sœurs du village d’Olmeto, dans leur costume traditionnel, vêtues de noir, mais c’est aussi une autre vieille femme d’un village voisin qui transmet, elle, son savoir-faire. On ne peut que constater leur naturel et un talent certain pour se mettre en scène : est-ce lié au fait que la télévision n’a pas pour elles le même impact, ou bien que l’habitude de conter à la veillée a créé chez elles un don de conteur certain ? En tout cas, ces témoins sont indispensables pour retrouver ce passé corse.

Reconstituer le passé

C’est d’ailleurs, cette atmosphère de veillée que tente de reconstituer Légendaire. Le réalisateur choisit de filmer ses conteurs en privilégiant les intérieurs et les cadrages autour d’une cheminée, la plupart du temps, afin de favoriser un retour vers une convivialité réelle ou supposée des veillées d’antan : « avec la télévision, on peut créer une nouvelle fête », « un foyer » [6]. Emotion, plaisir des mots, nostalgie, autant de valeurs prônées par cette série qui joue le rôle d’une institution de « transfert » traditionnelle, selon les termes des ethnologues, de l’institution de la veillée, dans laquelle se déploie l’intimité d’une relation engagée avec le réalisateur [7]. Ces émissions fixent donc, à jamais, en l’observant et parfois en la reconstituant la veillée d’antan. Ainsi, dans l’émission A' u Rataghju ou la veilléediffusée le15/06/1978, le réalisateur fait réunir autour du feu les villageois. Les hommes, à tour de rôle, racontent des histoires locales (esprits farceurs, « Guletu », sorcières terrorisées par le sel, jeunes filles pétrifiées,...) et chantent des « Paghjelle » (chants traditionnels). Ces veillées qui faisaient autrefois partie du quotidien sont devenues occasionnelles. Chaque témoin le souligne d’ailleurs. Ceux-ci s’estiment heureux de redonner vie au village et de montrer comment on y vivait, il n’y a même pas dix ans.

Retrouver le geste

Dans ces émissions qui tentent de faire revivre le passé, le geste tient une place importante. Par exemple dans le reportage,L'ochju, il faudra venir la nuit de Noël, du 20/04/1978, les réalisateurs mènent une enquête sur les rites magiques auxquels se livrent des autochtones pour chasser l’ « ochju » (le « mauvais œil »). De vieilles villageoises racontent des cas d'envoûtements et comment ils ont été résolus. Est évoqué à plusieurs reprises le pouvoir bénéfique ou maléfique que peuvent avoir les œufs ou l'huile. Mais ce qui est intéressant dans ce reportage, c’est que certaines de ces femmes se livrent à la pratique de « l’œil » devant les caméras afin de fixer à jamais des gestes qui disparaissent bien que l’on essaye de les transmettre. Une vieille femme qui fait la démonstration affirme que les jeunes ne veulent plus apprendre et ne croient plus au mauvais sort.

Un espace de légendes

L’espace qui est choisi est un espace rural idéalisé, les personnes interrogées sont issues du sud de la Corse, de l’Alta Rocca dite « la terre des seigneurs », mais aussi terre d’histoire. Autant d’espaces suspendus loin de la modernité et peut-être de la capitale, îlots de résistances et de traditions en perdition. C’est dans cette citadelle de granite au passé riche, que de « puissants seigneurs » ont régné sur le sud de la Corse, où les premières traces de vie ont été découvertes (sites préhistoriques comme Filitosa ou Cauria où l’on trouve des tombes et des menhirs), c’est là que se déroulent la totalité des émissions. Il s’agit en effet d’une région où les traditions populaires sont extrêmement connues et vivaces comme par exemple la célèbre et médiatisée procession du « Catenacciu » de Sartène.

Une nature préservée et indomptée

Dès lors, le paysage qui nous est donné à voir dans tous les numéros deLégendaireconcernant la Corse est donc un paysage de villages perchés dans les montagnes. L’accent est mis sur la beauté des sites, la nature préservée et majestueuse. Il existe, aussi de la part des réalisateurs, une volonté de montrer la force de cette nature qui semble indomptée. Deux de ces émissions montrent un orage violent qui s’abat sur les montagnes. Les témoins racontent alors leur relation avec une nature difficile et violente. Les personnes interrogées évoquent des récits de tempêtes et soulignent par conséquent l’impuissance de l’homme face à la nature. Une vieille dame de Propriano raconte une tempête en mer qu’elle aurait vécue qui n’a pu être stoppée que grâce au courage d’un villageois qui jeta en mer l’œuf béni de l’Ascension afin de calmer les flots (croyance enracinée en Corse comme ailleurs, de la fête de l’Ascension commémorant le départ du Christ ressuscité vers le Ciel. L’œuf pondu et recueilli ce jour précisément est « imputrescible »et a des vertus protectrices).

Un espace marqué par le surnaturel

Le surnaturel n’est jamais bien loin dans les récits. C’est d’ailleurs une constante dans la sérieLégendaire.Nous citerons en exemple l’émission,On dit que je suis unesorcièrediffusée le 25/06/1978. Il s’agit d’une enquête réalisée en Normandie où, dans les fermes du bocage, la sorcellerie est restée très présente dans les croyances de la population rurale. Le téléspectateur peut y entendre le récit d'une habitante accusée par la belle-famille de sa fille d'être une sorcière. Légendaire s’est aussi rendu en Bretagne, pour réaliser un reportage, encore une fois sur des pratiques surnaturelles.L’autre Saint Yves, diffusé le 02/02/1978 sur Antenne 2 va à la rencontre d’habitants qui livrent leurs sentiments à propos du culte de Saint Yves (dit de Vérité). Des paysans et des autochtones rapportent des miracles, des histoires d'envoûtements ou de mort dont, pour certains, le Saint serait à l'origine. Ils parlent aussi du rituel du culte qu'on lui voue encore et un prêtre évoque la lutte de l'Eglise contre ces pratiques païennes. Deux carmélites, interrogées dans leur couvent, racontent l'histoire de la statue du Saint et lisent le rapport des évènements qui accompagnèrent sa disparition. Les croyances surnaturelles font donc partie des thématiques évoquées par l’émission.

Les thèmes que l’on évoque concernant la Corse sont similaires à ceux évoqués précédemment : la mort, l’œil, la sorcellerie… Ainsi, la mort est très présente dans les numéros de Légendaire concernant la Corse, c’est le fil conducteur de la plupart des numéros. Plusieurs scènes d’enterrement ont été tournées dont une, très particulière, qui se déroule au milieu du vent et des éléments déchaînés lors du reportage I mazzeri ou les faiseurs de mort  à Olmeto. Mais la mort et les morts sont aussi très présents dans le paysage. Les documentaires s’attardent longuement sur les tombes que l’on trouve au bord des routes.

Les rapports entre morts et vivants

La mort ponctue aussi les récits des témoins. Le rapport entre les morts et les vivants tient une part importante dans ces témoignages. Des liens difficiles parfois. Les deux femmes de Propriano racontent que les morts, mécontents des vivants déclenchent également autour des maisons de violentes bourrasques quand ils n'y trouvent pas l'eau qu'on doit toujours laisser sur le rebord de la fenêtre la nuit, lorsqu’ils viennent s'abreuver. Les morts tendent aussi des pièges aux vivants. Un homme raconte devant la caméra sa propre expérience d’ « imbuscata » (embuscade) : «Lorsqu’un sujet passe le gué d'une rivière à midi, lorsqu'à la tombée de la nuit, le trajet qu'il emprunte l'oblige à passer devant un cimetière ou une fontaine, il risque de tomber dans une embuscade de mauvais esprits». Celui-ci explique qu’un soir alors qu’il rentrait du cimetière, il a rencontré sur son chemin un arrière-grand oncle décédé qui l’a empêché de tomber sur des mauvais esprits.

Mazzeru corse et sorcières

Des figures étranges de l’au-delà tiennent de même une place très importante dans ces récits. Les témoins évoquent dans chaque numéro des histoires de « Mazzeri » (sorciers) ces hommes qui donnent la mort sans le vouloir. Le « mazzeru » (ou «acciacatore» (assommeur), «culpatoru» (devin), «culpamorte» (donnant la mort) est selon l'expression un «chasseur d’âmes somnambule» [8]. Ces sorciers, sont dans l'univers culturel corse, des marginaux, et l'on dit d'ailleurs qu'on devient « mazzeru » quand on a été mal baptisé. Donc que l’on n’a pas été intégré pleinement à l'univers chrétien. Ainsi, les témoins racontent leur rencontre directe ou indirecte avec ces personnages particuliers. Une des sœurs de Propriano dansI Mazzeriraconte que son voisin « mazzeru », une nuit de pleine lune, s’est levé en entendant jouer des lapereaux devant sa fenêtre. Il les a abattus et en retournant les cadavres s’est aperçu qu’il s’agissait de ses petits fils. Une heure après, son fils affolé est venu trouver le « mazzeru » pour lui demander d’aller chercher le médecin à Sartène car ses fils mourraient.

A côté de ces figures particulières de la culture corse, on retrouve des personnages communs comme les sorcières. Le personnage de la sorcière se présente en Corse avec des traits classiques. Par ailleurs, alors que le « mazzeru » chasse dans l'espace sauvage (les hautes landes, le maquis, la forêt), la sorcière opère surtout dans les maisons, dans lesquelles elle s'introduit par le trou de la serrure [9]. Elle s'approche des berceaux et suce le sang des enfants endormis à la manière d'une belette dont elle prend souvent la forme. Un homme dans le reportageI Mazzeri témoigne de cet état de fait. Il raconte l’histoire d’un homme dont la femme envoûtée tuait ses propres enfants. Il évoque aussi comment le mari réussit à désenvoûter sa femme. Le surnaturel fait donc partie intégrante de la vie de ces témoins qui ne font parfois plus la différence entre les récits qu’ils tiennent de leurs ancêtres et leur propre vécu. Ils ont cependant la volonté d’afficher la véracité de leur récit. Des expressions comme « ça m’est arrivé », « je l’ai vu de mes propres yeux », « je vous jure » reviennent dans l’ensemble des témoignages. Un villageois affirme même qu’il a des pouvoirs surnaturels et peut prévoir la mort. Cependant, quand on demande aux témoins si ce genre de dons ou si ces situations existent encore chez les jeunes générations, ils répondent à l’unanimité que de nos jours tout cela a disparu « car les gens n’y croient plus ».

Le « Langage de la mémoire d’un peuple » : un acte militant

Les témoins et les réalisateurs font ainsi le même constat : ce monde est en train de disparaître. Ces émissions revêtent pour les uns et les autres une portée militante. Comme nous l’avons vu, elles sont favorables à la revalorisation du témoin, aux accents du terroir, à la reconnaissance d’un « passé qui deviendrait obscur si les conteurs n’en parlaient pas » [10]. En Corse avec la naissance du « Riacquistu » dans les années 1970, ces questions sont d’actualité. L’émission s’attache à valoriser cette culture orale et surtout la langue corse qui est majoritairement parlée dans ce reportage. On peut d’ailleurs souligner à ce propos qu’il s’agit d’une des premières émissions en langue corse sous-titrée, diffusée au niveau national

[1] M. Crivello,Des Croquis aux Conteurs, une sensibilité au passé : mise en images, mise en récits (1957-1974), in M-F. Levy (dir.),La télévision des Trente glorieuses, Culture et politique, op. cit. , p.186.

[2] Idem.

[3] J. Le Goff, Faire de l'histoire (dir.), Gallimard (Bibliothèque des histoires), Paris, 1974, 3 tomes : t. 1Nouveaux problèmes, t. 2Nouvelles approches, t. 3Nouveaux objets.

[4] M. Crivello,Des Croquis aux Conteurs, une sensibilité au passé : mise en images, mise en récits (1957-1974), in M-F. Levy (dir.),La télévision des Trente glorieuses, Culture et politique ,op. cit., p.187.

[5] Idem.

[6] Idem.

[7] Ibid.,p.192.

[8] J-L. Morrachini,Croyances corses, Albiana, Ajaccio, 2005.

[9] Idem.

[10] M. Crivello,Des Croquis aux Conteurs, une sensibilité au passé : mise en images, mise en récits (1957-1974), in M-F. Lévy (dir.),La télévision des Trente glorieuses, Culture et politique ,op. cit.,p.194.

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