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Chapitre 2.2

Dernière mise à jour de cette page le 23/11/2012

II.2

A ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit à rire de plus belle et de si bonne grâce, que le patron et ses deux matelots éclatèrent en chœur.
“ Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme ; mais le quiproquo est admirable, je ne l'ai compris qu'à l'instant. En effet, ma famille se glorifie de compter des caporaux parmi ses ancêtres ; mais nos caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers l'an de grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la tyrannie des seigneurs montagnards, se choisirent des chefs qu'elles nommèrent caporaux. Dans notre île, nous tenons à l'honneur de descendre de ces espèces de tribuns.
- Pardon, monsieur ! s'écria le colonel, mille fois pardon. Puisque vous comprenez la cause de ma méprise, j'espère que vous voudrez bien l'excuser. ” Et il lui tendit la main.
“ C'est la juste punition de mon petit orgueil, colonel, dit le jeune homme riant toujours et serrant cordialement la main de l'Anglais ; je ne vous en veux pas le moins du monde.
Puisque mon ami Mattei m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi-même : je m'appelle Orso della Rebbia, lieutenant en demi-solde, et, si, comme je le présume en voyant ces deux beaux chiens, vous venez en Corse pour chasser, je serai très flatté de vous faire les honneurs de nos maquis et de nos montagnes... si toutefois je ne les ai pas oubliés ”, ajouta-t-il en soupirant. En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la main à Miss Lydia, puis aida le colonel à se guinder sur le pont. Là, Sir Thomas, toujours fort penaud de sa méprise, et ne sachant comment faire oublier son impertinence à un homme qui datait de l'an 1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à souper en lui renouvelant ses excuses et ses poignées de main. Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais, après tout, elle n'était pas fâchée de savoir ce que c'était qu'un caporal ; son hôte ne lui avait pas déplu, elle commençait même à lui trouver un certain je ne sais quoi aristocratique ; seulement il avait l'air trop franc et trop gai pour un héros de roman.
“ Lieutenant della Rebbia, dit le colonel en le saluant à la manière anglaise, un verre de vin de Madère à la main, j'ai vu en Espagne beaucoup de vos compatriotes : c'était de la fameuse infanterie en tirailleurs.
- Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant d'un air sérieux.
- Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la bataille de Vittoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en souvenir, ajouta-t-il, en se frottant la poitrine. Toute la journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d'hommes et de chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à filer grand train. En plaine, nous espérions prendre notre revanche, mais mes drôles... excusez, lieutenant,
- Ces braves gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen de les rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y avait un officier monté sur un petit cheval noir ; il se tenait à côté de l'aigle, fumant son cigare comme s'il eût été au café. Parfois, comme pour nous braver, leur musique nous jouait des fanfares... Je lance sur eux mes deux premiers escadrons... Bah ! au lieu de mordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en désordre et plus d'un cheval sans maître... et toujours la diable de musique ! Quand la fumée qui enveloppait le bataillon se dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son cigare. Enragé, je me mis moi même à la tête d'une dernière charge. Leurs fusils, crassés à force de tirer, ne partaient plus, mais les soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au nez des chevaux, on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes dragons, je serrais la botte pour faire avancer mon cheval quand l'officier dont je vous parlais, ôtant enfin son cigare, me montra de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose comme : Ai capello bianco ! J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas davantage, car une balle me traversa la poitrine. - C'était un beau bataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger, tous Corses, à ce qu'on me dit depuis.
- Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils soutinrent la retraite et rapportèrent leur aigle ; mais les deux tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de Vittoria.
- Et par hasard ! sauriez-vous le nom de l'officier qui les commandait ?
- C'était mon père. Il était alors major au 18e, et fut fait colonel pour sa conduite dans cette triste journée.
- Votre père ! Par ma foi, c'était un brave ! J'aurais du plaisir à le revoir, et je le reconnaîtrais, j'en suis sûr. Vit-il encore ?
- Non, colonel, dit le jeune homme pâlissant légèrement.
- Était-il à Waterloo ?
- Oui, colonel, mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un champ de bataille... Il est mort en Corse... il y a deux ans... Mon Dieu ! que cette mer est belle ! il y a dix ans que je n'ai vu la Méditerranée.
“ Ne trouvez-vous pas la Méditerranée plus belle que l'Océan, mademoiselle ?
- Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur.
- Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle ? A ce compte, je crois que la Corse vous plaira.
- Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire ; c'est pourquoi l'Italie ne lui a guère plu.
- Je ne connais de l'Italie, dit Orso, que Pise, où j'ai passé quelque temps au collège ; mais je ne puis penser sans admiration au Campo-Santo, au Dôme, à la Tour penchée... au Campo-Santo surtout. Vous vous rappelez la Mort, d'Orcagna... Je crois que je pourrais la dessiner, tant elle est restée gravée dans ma mémoire. ” Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenant ne s'engageât dans une tirade d'enthousiasme.
“ C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mon père, j'ai un peu mal à la tête, je vais descendre dans ma chambre. ” Elle baisa son père sur le front, fit un signe de tête majestueux à Orso et disparut. Les deux hommes causèrent alors chasse et guerre. Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'un de l'autre, et qu'ils avaient dû échanger bien des balles. Leur bonne intelligence en redoubla. Tour à tour ils critiquèrent Napoléon, Wellington et Blücher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le sanglier et le mouflon. Enfin, la nuit étant déjà très avancée, et la dernière bouteille de bordeaux finie, le colonel serra de nouveau la main au lieutenant et lui souhaita le bonsoir, en exprimant l'espoir de cultiver une connaissance commencée d'une façon si ridicule. Ils se séparèrent, et chacun fut se coucher.

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