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VOUS ÊTES ICI : ACCUEIL LITTÉRATURE ET BIBLIOTHÈQUES COLOMBA (L'OEUVRE INTÉGRALE) CHAPITRE 19.1

Chapitre 19.1

Dernière mise à jour de cette page le 23/11/2012

XIX

Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme blessé. On l'avait conduit auprès d'orso, et il avait mis le premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses intimes amis.
“ Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un médecin doit être aussi discret qu'un confesseur. ” Et il faisait jouer la batterie de son fusil. “ Vous avez oublié le lieu où nous avons eu l'honneur de vous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait votre connaissance. ”
Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres.
“Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit-elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous n'avions personne pour défendre nos intérêts. ” Restée seule avec Miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village.
“ Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps que je ne l'ai respiré. ” Tout en marchant elle parlait de son frère : et Miss Lydia, que ce sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le retour : et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible ascension elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.
“ Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle, que je crains que nous ne soyons égarées ?
- N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez-moi.
- Mais je vous assure que vous vous trompez ; le village ne peut pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos. Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement, c'est là qu'est Pietranera.
- Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison ; mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis...
- Eh bien ?
- Mon frère y est ; je pourrais le voir et l'embrasser si vous vouliez. ”
Miss Nevil fit un mouvement de surprise.
“ Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans être remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait suivie... être si près de lui et ne pas le voir !... Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère ?
Vous lui feriez tant de plaisir !
- Mais, Colomba... ce ne serait pas convenable de ma part.
- Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous inquiétez toujours de ce qui est convenable ; nous autres femmes de village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien.
- Mais il est tard !... Et votre frère, que pensera-t-il de moi ?
- Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela lui donnera du courage pour souffrir.
- Et mon père, il sera inquiet...
- Il vous sait avec moi... Eh bien, décidez-vous... Vous regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de malice.
- Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont là...
- Eh bien, ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe ? Vous désiriez en voir !...
- Mon Dieu !
- Voyez, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici, je ne le puis pas ; on ne sait pas ce qui pourrait arriver.
Allons voir Orso, ou bien retournons ensemble au village...
Je verrai mon frère... Dieu sait quand... peut-être jamais...
- Que dites-vous, Colomba ?... Eh bien, allons ! mais pour une minute seulement, et nous reviendrons aussitôt. ”
Colomba lui serra la main et, sans répondre, elle se mit à marcher avec une telle rapidité, que Miss Lydia avait peine à la suivre. Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne :
“ N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus ; nous pourrions peut-être attraper un coup de fusil. ” Elle se mit à siffler entre ses doigts ; bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas à paraître. C"était notre vieille connaissance, le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur rencontre.
“ Est-ce vous, Brandolaccio ? demanda Colomba. Où est mon frère ?
- Là-bas ! répondit le bandit. Mais avancez doucement ; il dort, et c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident. Vive Dieu ! on voit bien que par où passe le diable une femme passe bien aussi. ” Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un tas de fougères et couvert d'un pilone. Il était fort pâle et l'on entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui, et le contemplait en silence, les mains jointes, comme si elle priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra contre elle ; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un quart d'heure se passa sans que personne ouvrît la bouche. Sur un signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le maquis, au grand contentement de Miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits avaient trop de couleur locale.
Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si Miss Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit. Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement permis de reconnaître. Elle tenait une main de Miss Nevil, et de l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé. “ Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous... ; mais vous pensez toujours à Miss Nevil, vous l'aimez donc bien ?
- Si je l'aime, Colomba !... Mais elle, elle me méprise peut-être à présent ! ” En ce moment, Miss Nevil fit un effort pour retirer sa main ; mais il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba ; et, quoique petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a vu quelques preuves.
“ Vous mépriser ! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait... Au contraire, elle dit du bien de vous.... Ah ! Orso, j'aurais bien des choses d'elle à vous conter. ” La main voulait toujours s'échapper mais Colomba l'attirait toujours plus près d'Orso.
“ Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre ?...
Une seule ligne, et j'aurais été content. ” A force de tirer la main de Miss Nevil, Colomba finit par la mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en éclatant de rire :
“ Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de Miss Lydia, car elle entend très bien le corse. ” Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots inintelligibles. Orso croyait rêver.
“Vous ici, Miss Nevil ! Mon Dieu ! comment avez-vous osé ? Ah ! que vous me rendez heureux ! ” Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle.
“ J'ai accompagné votre sœur, dit Miss Lydia... pour qu'on ne pût soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi... m'assurer... Hélas ! que vous êtes mal ici ! ” Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux.
Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à Miss Lydia de s'approcher.
“ Plus près ! plus près ! disait-elle : il ne faut pas qu'un malade élève trop la voix. ” Et comme Miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé.
“ Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai.
N'est-ce pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une belle nuit comme celle-ci ?
- Oh oui ! la belle nuit ! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais !
- Que vous devez souffrir ! dit Miss Nevil.
- Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici. ” Et sa main droite se rapprochait de celle de Miss Lydia, que Colomba tenait toujours emprisonnée.
“ Il faut absolument qu'on vous transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins, monsieur della Rebbia, dit Miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu si mal couché... en plein air...
- Si je n'eusse craint de vous rencontrer, Miss Nevil, j'aurais essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué prisonnier.
- Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso ?
demanda Colomba - Je vous avais désobéi, Miss Nevil... et je n'aurais pas osé vous voir en ce moment.
- Savez-vous, Miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout ce que vous voulez ? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le voir.
- J'espère, dit Miss Nevil, que cette malheureuse affaire va s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre... Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre bravoure.
- Vous partez, Miss Nevil ! Ne dites pas encore ce mot-là.
- Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il veut partir. ” Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de Miss Lydia, et il y eut un moment de silence.
“ Bah ! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite. Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera... D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait, et vous n'avez pas encore commencé... Et puis je vous ai promis de vous faire une serenata en soixante et quinze couplets... Et puis... Mais qu'a donc Brusco à grogner ? Voilà Brandolaccio qui court après lui... Voyons ce que c'est. ” Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'orso sur les genoux de Miss Nevil, elle courut auprès des bandits.
Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme, en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, Miss Nevil ne savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le doux appui que sa soeur venait de lui donner, et, se soulevant sur son bras droit :
“ Ainsi, vous partez bientôt, Miss Lydia ? Je n'avais jamais pensé que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux pays..., et pourtant..., depuis que vous êtes venue ici, je souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu... Je suis un pauvre lieutenant... sans avenir..., proscrit maintenant... Quel moment, Miss Lydia, pour vous dire que je vous aime... mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que j'ai soulagé mon coeur. ” Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas pour cacher sa rougeur :
“Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je venue en ce lieu si... ” Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'orso le talisman égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de plaisanterie qui lui était habituel : “ C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi...
Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je n'oserais jamais me fâcher contre vous. ” Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le talisman ; et comme Miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un gémissement douloureux.
“ Vous vous êtes fait mal, mon ami ? s'écria-t-elle, en le soulevant ; c'est ma faute ! pardonnez-moi... ” Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment, les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés.
“ Les voltigeurs ! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de marcher, je vous aiderai.
- Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver... ; qu'on me prenne, peu m'importe ; mais emmène Miss Lydia : au nom de Dieu, qu'on ne la voie pas ici !
- Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba. Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat ; au lieu de vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait exprès. ” Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas ; mais s'arrêtant bientôt :
“ Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, Miss Nevil ; donnez-moi la main, et adieu !

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