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Chapitre 11.3

Dernière mise à jour de cette page le 23/11/2012

XI.3

On me dit qu'il était marié. Que faire ?
- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous ?
- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil.
- C'est-à-dire que...
- Je lui mis une balle dans la tête ”, dit froidement le bandit.
Orso fit un mouvement d'horreur. Cependant la curiosité, et peut-être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer chez lui, le firent rester à sa place, et continuer la conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un assassinat sur la conscience.
Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui du pain et de la viande ; il se servit lui-même, puis il fit la part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco, comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce.
“ La belle vie que celle de bandit ! s'écria l'étudiant en théologie après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de ne connaître d'autre maître que son caprice. ” Jusque-là, le bandit s'était exprimé en italien ; il poursuivit en français :
“ La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme ; mais pour un bandit, quelle différence ! Les femmes sont folles de nous. Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la femme d'un gendarme.
- Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave.
- Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la petite tourne bien et marche droit.
- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la marierai bien. J'ai déjà un parti en vue.
- C'est toi qui feras la demande ? dit Orso.
- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays : "Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils épousât Michelina Savelli", croyez-vous qu'il se fera tirer les oreilles ?
- Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade a la main un peu lourde.
- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent sous y pleuvraient.
- Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les attire ?
- Rien ; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un riche : "J'ai besoin de cent francs", il se dépêcherait de me les envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant.
- Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de mœurs simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de l'estime que nous inspirons au moyen de nos passeports (il montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en contrefaisant notre écriture ?
- Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de change ?
- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du côté d'Orezza, quand vient à moi un manant qui de loin m'ôte son bonnet et me dit : "Ah ! monsieur le curé (ils m'appellent toujours ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps ; je n'ai pu trouver que cinquante-cinq francs ; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu amasser." Moi, tout surpris :
"Qu'est-ce à dire, maroufle ! cinquante-cinq francs ? lui dis-je. - Je veux dire soixante-cinq, me répondit-il ; mais pour cent que vous me demandez, c'est impossible. - Comment, drôle ! je te demande cent francs ! Je ne te connais pas. - Alors il me remit une lettre, ou plutôt un chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. Et l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature ! Ce qui me piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe ! moi qui avais tous les prix à l'université ! Je commence par donner à mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même. - "Ah ! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es !" lui dis-je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu soulagé, je lui dis : "Quand dois-tu porter cet argent au lieu désigné ? - Aujourd'hui même. Bien ! va le porter." C'était au pied d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six mortelles heures.
Monsieur della Rebbia, je serais resté trois jours s'il eût fallu.
Au bout de six heures paraît un Bastiaccio, un infâme usurier. Il se baisse pour prendre l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. "Maintenant, drôle ! dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi." Le pauvre diable, tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la peine de les essuyer.
Il me dit merci, je lui allonge un bon coup de pied d'adieu, et il court encore.
- Ah ! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil-là. Tu as dû bien rire ?
- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit, et cela me rappela ces vers de Virgile : Liquefacto tempora plumbo Diffidit, ac multà porrectum extendit arenà. ' Liquefacto.' Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se fonde par la rapidité de son trajet dans l'air ? Vous qui avez étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une erreur ou une vérité ? ” Orso aimait mieux discuter cette question de physique que d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action. Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère, l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher : “Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors'Anton', lui dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps Mlle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir les chemins quand le soleil est couché. Pourquoi donc sortez-vous sans fusil ? Il y a de mauvaises gens dans ces environs ; prenez-y garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre ; les Barricini amènent le préfet chez eux ; ils l'ont rencontré sur la route, et il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une première pierre, comme on dit..., une bêtise ! Il couche ce soir chez les Barricini ; mais demain ils seront libres. Il y a Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui l'un, demain l'autre ; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela.
- Merci du conseil, dit Orso ; mais nous n'avons rien à démêler ensemble ; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à leur dire.” Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour partir :
“ A propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre poudre ; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours. ” Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.
“ C'est Colomba qui t'envoyait la poudre ; voici pour t'acheter des souliers.
- Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un mendiant ? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien autre chose.
- Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons, adieu ! ”
Mais, avant de partir, il avait mis de l'argent dans la besace du bandit, sans qu'il s'en fût aperçu.
“ Adieu, Ors'Anton' ! dit le théologien. Nous nous retrouverons peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos études sur Virgile.” Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure, lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses forces. C'était Brandolaccio.
“ C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine, un peu trop fort ! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je ne passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à Mlle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé ! Bonsoir. ”

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