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VOUS ÊTES ICI : ACCUEIL LITTÉRATURE ET BIBLIOTHÈQUES COLOMBA (L'OEUVRE INTÉGRALE) CHAPITRE 11.1

Chapitre 11.1

Dernière mise à jour de cette page le 23/11/2012

XI

Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla fort tard, du moins pour un Corse. A peine levé, le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere qu'ils venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa sœur.
“ Elle est à la cuisine qui fond des balles ”, lui répondit la servante Saveria.
Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image de la guerre.
Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles nouvellement fondues, coupant les jets de plomb.
“ Que diable fais-tu là ? lui demanda son frère.
- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel, répondit-elle de sa voix douce, j'ai trouvé un moule de calibre, et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère.
- Je n'en ai pas besoin, Dieu merci !
- Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors'Anton'. Vous avez oublié votre pays et les gens qui vous entourent.
- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite.
Dis-moi, n'est-il pas arrivé une grosse malle il y a quelques jours ?
- Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre ?
- Toi, la monter ! mais tu n'aurais jamais la force de la soulever. N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire ?
- Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond, parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune. Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi. ”
Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de l'aider.
“ Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien garnie. ” En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne.
“ Que de belles choses ! s'écria Colomba. Je vais bien vite les serrer de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis en deuil. ” Et elle baisa la main de son frère.
“ Il y a de l'affectation, ma sœur, à garder le deuil si longtemps.
- Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le deuil... ”
Et elle regardait par la fenêtre la maison des Barricini.
“ Que le jour où tu te marieras ? dit Orso cherchant à éviter la fin de la phrase.
- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait trois choses... ”
Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie.
“ Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles pour plaire à une grande vocératrice comme toi.
- Qui voudrait d'une pauvre orpheline ?... Et puis l'homme qui me fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes de là-bas.”
“ Cela devient de la folie ”, se dit Orso.
Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion.
“ Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de deux jours si vous la portiez dans le maquis.
Il faut la garder pour quand viendra Miss Nevil. ” Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de chasseur.
“ Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en portent nos élégants ; je l'ai brodé pour vous il y a bien longtemps. Voulez-vous essayer cela ? ” Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie de la même couleur, et terminé par une espèce de houppe.
“ Voici la cartouchière de notre père, dit-elle, son stylet est dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet.
- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria.
- C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors Anton, disait la vieille servante, et le plus beau pointu de Bocognano ou de Bastelica n'est pas plus brave. ” Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit à sa sœur que sa malle contenait un certain nombre de livres ; que son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de la faire travailler beaucoup.
“ Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent, les enfants apprennent en sortant de nourrice.
- Vous avez raison, mon frère, disait Colomba ; je sais bien ce qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout si vous voulez bien me donner des leçons. ” Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et lui parlait souvent de Miss Nevil. Orso lui faisait lire des ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son ignorance profonde des choses les plus vulgaires. Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.
“ Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.
- Où veux-tu que je t'accompagne ? dit Orso en lui offrant son bras.
- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.
- A la bonne heure ! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous ? ” Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère.
S'éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu'il semblait bien connaître ; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses fonctions d'éclaireur.
“ Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile. ” A un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel.
Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide.
“ Orso, dit-elle, c'est ici que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère ! ” Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.
Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'œil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit, portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang.
“ Voici la chemise de votre père, Orso. ” Et elle la jeta sur ses genoux.
“ Voici le plomb qui l'a frappé. ” Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées.
“ Orso, mon frère ! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force. Orso ! tu le vengeras ! ” Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise. Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre. Les dernières paroles de sa sœur retentissaient sans cesse dans ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n'essaierai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sans savoir où il allait.

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