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Chapitre 4

Dernière mise à jour de cette page le 23/11/2012

IV

Après avoir visité la maison où Napoléon est né, après s'être procuré par des moyens plus ou moins catholiques un peu du papier de la tenture, Miss Lydia, deux jours après être débarquée en Corse, se sentit saisir d'une tristesse profonde, comme il doit arriver à tout étranger qui se trouve dans un pays dont les habitudes insociables semblent le condamner à un isolement complet. Elle regretta son coup de tête ; mais partir sur-le-champ, c'eût été compromettre sa réputation de voyageuse intrépide ; Miss Lydia se résigna donc à prendre patience et à tuer le temps de son mieux. Dans cette généreuse résolution, elle prépara crayons et couleurs, esquissa des vues du golfe, et fit le portrait d'un paysan basané, qui vendait des melons, comme un maraîcher du continent, mais qui avait une barbe blanche et l'air du plus féroce coquin qui se pût voir. Tout cela ne suffisant point à l'amuser, elle résolut de faire tourner la tête au descendant des caporaux, et la chose n'était pas difficile, car, loin de se presser pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort à Ajaccio, bien qu'il n'y vît personne. D'ailleurs Miss Lydia s'était proposé une noble tâche, celle de civiliser cet ours des montagnes, et de le faire renoncer aux sinistres desseins qui le ramenaient dans son île. Depuis qu'elle avait pris la peine de l'étudier, elle s'était dit qu'il serait dommage de laisser ce jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait glorieux de convertir un Corse. Les journées pour nos voyageurs se passaient comme il suit : le matin, le colonel et Orso allaient à la chasse ; Miss Lydia dessinait ou écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses lettres d'Ajaccio. Vers six heures, les hommes revenaient chargés de gibier ; on dînait, Miss Lydia chantait, le colonel s'endormait, et les jeunes gens demeuraient fort tard à causer.
Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel Nevil à faire une visite au préfet ; celui-ci, qui s'ennuyait fort, ainsi que la plupart de ses collègues, avait été ravi d'apprendre l'arrivée d'un Anglais, riche, homme du monde et père d'une jolie fille ; aussi il l'avait parfaitement reçu et accablé d'offres de services ; de plus, fort peu de jours après, il vint lui rendre sa visite. Le colonel, qui venait de sortir de table, était confortablement étendu sur le sofa, tout près de s'endormir ; sa fille chantait devant un piano délabré ; Orso tournait les feuillets de son cahier de musique, et regardait les épaules et les cheveux blonds de la virtuose. On annonça M. le préfet ; le piano se tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et présenta le préfet à sa fille :
“ Je ne vous présente pas M. della Rebbia, dit-il, car vous le connaissez sans doute ?
- Monsieur est le fils du colonel della Rebbia ? demanda le préfet d'un air légèrement embarrassé.
- Oui, monsieur, répondit Orso.
- J'ai eu l'honneur de connaître monsieur votre père. ” Les lieux communs de conversation s'épuisèrent bientôt.
Malgré lui, le colonel bâillait assez fréquemment ; en sa qualité de libéral, Orso ne voulait point parler à un satellite du pouvoir ; Miss Lydia soutenait seule la conversation. De son côté, le préfet ne la laissait pas languir, et il était évident qu'il avait un vif plaisir à parler de Paris et du monde à une femme qui connaissait toutes les notabilités de la société européenne.
De temps en temps, et tout en parlant, il observait Orso avec une curiosité singulière.
“ C'est sur le continent que vous avez connu M. della Rebbia ? ” demanda-t-il à Miss Lydia.
Miss Lydia répondit avec quelque embarras qu'elle avait fait sa connaissance sur le navire qui les avait amenés en Corse.
“ C'est un jeune homme très comme il faut, dit le préfet à mi-voix. Et vous a-t-il dit, continua-t-il encore plus bas, dans quelle intention il revient en Corse ? ” Miss Lydia prit son air majestueux :
“ Je ne le lui ai point demandé, dit-elle ; vous pouvez l'interroger. ” Le préfet garda le silence ; mais, un moment après, entendant Orso adresser au colonel quelques mots en anglais :
“ Vous avez beaucoup voyagé, monsieur, dit-il, à ce qu'il paraît. Vous devez avoir oublié la Corse... et ses coutumes.
- Il est vrai, j'étais bien jeune quand je l'ai quittée.
- Vous appartenez toujours à l'armée ?
- Je suis en demi-solde, monsieur.
- Vous avez été trop longtemps dans l'armée française, pour ne pas devenir tout à fait Français, je n'en doute pas, monsieur. ”
Il prononça ces derniers mots avec une emphase marquée.
- Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses, que leur rappeler qu'ils appartiennent à la grande nation. Ils veulent être un peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien pour qu'on la leur accorde. Orso, un peu piqué, répliqua :
“ Pensez-vous, monsieur le préfet, qu'un Corse, pour être homme d'honneur, ait besoin de servir dans l'armée française ?
- Non, certes, dit le préfet, ce n'est nullement ma pensée :
je parle seulement de certaines coutumes de ce pays-ci, dont quelques-unes ne sont pas telles qu'un administrateur voudrait les voir. ”
Il appuya sur ce mot coutumes, et prit l'expression la plus grave que sa figure comportait. Bientôt après, il se leva et sortit, emportant la promesse que Miss Lydia irait voir sa femme à la préfecture.
Quand il fut parti :
“ Il fallait, dit Miss Lydia, que j'allasse en Corse pour apprendre ce que c'est qu'un préfet. Celui-ci me paraît assez aimable.
- Pour moi, dit Orso, je n'en saurais dire autant, et je le trouve bien singulier avec son air emphatique et mystérieux. ”
Le colonel était plus qu'assoupi ; Miss Lydia jeta un coup d’œil de son côté, et baissant la voix :
“ Et moi, je trouve, dit-elle, qu'il n'est pas si mystérieux que vous le prétendez, car je crois l'avoir compris.
- Vous êtes, assurément, bien perspicace, Miss Nevil ; et, si vous voyez quelque esprit dans ce qu'il vient de dire, il faut assurément que vous l'y ayez mis.
- C'est une phrase du marquis de Mascarille, monsieur della Rebbia, je crois ; mais..., voulez-vous que je vous donne une preuve de ma pénétration ? Je suis un peu sorcière, et je sais ce que pensent les gens que j'ai vus deux fois.
- Mon Dieu, vous m'effrayez. Si vous saviez lire dans ma pensée, je ne sais si je devrais en être content ou affligé...
- Monsieur della Rebbia, continua Miss Lydia en rougissant, nous ne nous connaissons que depuis quelques jours ; mais en mer, et dans les pays barbares, - vous m'excuserez, je l'espère,... - dans les pays barbares on devient ami plus vite que dans le monde... Ainsi ne vous étonnez pas si je vous parle en amie de choses un peu bien intimes, et dont peut-être un étranger ne devrait pas se mêler.
- Oh ! ne dites pas ce mot-là, Miss Nevil ; l'autre me plaisait bien mieux.
- Eh bien, monsieur, je dois vous dire que, sans avoir cherché à savoir vos secrets, je me trouve les avoir appris en partie, et il y en a qui m'affligent. Je sais, monsieur, le malheur qui a frappé votre famille ; on m'a beaucoup parlé du caractère vindicatif de vos compatriotes et de leur manière de se venger... N'est-ce pas à cela que le préfet faisait allusion ?
- Miss Lydia peut-elle penser !... ” Et Orso devint pâle comme la mort.
- Non, monsieur della Rebbia, dit-elle en l'interrompant ; je sais que vous êtes un gentleman plein d'honneur. Vous m'avez dit vous-même qu'il n'y avait plus dans votre pays que les gens du peuple qui connussent la vendetta... qu'il vous plaît d'appeler une forme de duel...
- Me croiriez-vous donc capable de devenir jamais un assassin ?
- Puisque je vous parle de cela, monsieur Orso, vous devez bien voir que je ne doute pas de vous, et si je vous ai parlé, poursuivit-elle en baissant les yeux, c'est que j'ai compris que de retour dans votre pays, entouré peut-être de préjugés barbares, vous seriez bien aise de savoir qu'il y a quelqu'un qui vous estime pour votre courage à leur résister.
- Allons, dit-elle en se levant, ne parlons plus de ces vilaines choses-là :
elles me font mal à la tête et d'ailleurs il est bien tard. Vous ne m'en voulez pas ?
Bonsoir, à l'anglaise. ” Et elle lui tendit la main.
Orso la pressa d'un air grave et pénétré.
“ Mademoiselle, dit-il, savez-vous qu'il y a des moments où l'instinct du pays se réveille en moi ? Quelquefois, lorsque je songe à mon pauvre père,... alors d'affreuses idées m'obsèdent. Grâce à vous, j'en suis à jamais délivré. Merci, merci ! ” Il allait poursuivre ; mais Miss Lydia fit tomber une cuiller à thé, et le bruit réveilla le colonel.
“ Della Rebbia, demain à cinq heures en chasse ! Soyez exact.
- Oui, mon colonel. ”

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