Ne manquez pas...

Parcourez-ici les rubriques

VOUS ÊTES ICI : ACCUEIL HISTOIRE ANTIQUITÉ LES ATHÉNIENS VOULAIENT-ILS CONQUÉRIR LA CORSE AU SIÈCLE DE PÉRICLÈS ?

Les Athéniens voulaient-ils conquérir la Corse au siècle de Périclès ?

Dernière mise à jour de cette page le 28/12/2012

Par Frédéric Bertocchini

Au siècle de Périclès, Vème siècle avant notre ère, les projets athéniens vont bien au-delà d’une simple, mais déjà compliquée, conquête de la Sicile. De plus, nous ne pouvons dissocier tous ces grands projets et l’influence d’Alcibiade dans les cercles de réflexion athéniens. Si l’on en croit les textes qui sont en notre possession, Alcibiade symbolise à lui seul cette volonté d’assujettir l’Occident tout entier. Le stratège est en avance sur son temps : avec lui, l’empire tel qu’il est constitué à Athènes au Vème siècle, n’est qu’un commencement. En réalité, le projet d’Alcibiade est bien plus compliqué que cela, car sa réalisation nécessite une profonde modification de la conception de « domination ». Il s’agit de créer une nouvelle forme d’hégémonie qui se rapproche davantage de l’imperium romain (1). La Sicile n’est qu’une étape dans cette nouvelle organisation hégémonique. Les Athéniens pensent déjà sans doute à la Sardaigne, et à la Corse.

Cela s’accompagne par une recomposition des bases mêmes de la société athénienne : il s’agit d’établir une nouvelle manière de gérer les alliances, d’établir les traités commerciaux et de réfléchir sur politique étrangère, qui est sous-jacente avec Alcibiade. Alcibiade est parfaitement conscient qu’anéantir Syracuse et se rendre maître de la Sicile impliquent l’invention d’un nouveau mode politique. En modifiant les fonctionnements premiers de l’arkhè, Alcibiade conduit la puissance athénienne sur une nouvelle voie. C’est en cela que l’idée d’une conquête totale de la Méditerranée occidentale prend toute son importance. Pour réussir dans son entreprise, Athènes doit vaincre par les armes, mais réfléchir sur l’imperium.

Selon Plutarque, si la Sicile est une finalité pour de nombreux Athéniens, Alcibiade n’y voit que la première étape d’une conquête à plus grande échelle. Effectivement, « la conquête de la Sicile, là où les autres terminaient leur désir, et fichaient le but de leurs espérances, ne lui était à lui (Alcibiade), sinon un commencement (2) ». Ce « commencement » coïncide avec une profonde réorganisation générale : l’hégémonie athénienne telle que nous la connaissons, y compris au paroxysme de sa puissance, n’est en réalité qu’une étape (3). Cette puissance là n’est pas un « empire » au sens romain du terme, mais tend à le devenir. Comme le confirme encore Plutarque, « Alcibiade au contraire se forgeait déjà en son entendement les conquêtes de Libye et de Carthage, et, cela conquis, passait de là en Italie et au Péloponnèse ; de manière que la Sicile ne servait plus que de fournir vivres et soude aux autres conquêtes qu’il imaginait (4) ».

Cela est également perceptible chez Platon, dans son dialogue Alcibiade.C’est Socrate qui parle :

« Quel est donc l’espoir qui te fait vivre ? Je vais te le dire. Tu penses que si, un de ces jours, tu prends la parole devant le peuple – et tu comptes bien le faire très prochainement -, tu convaincras les Athéniens du premier coup, que tu mérites bien plus de considération que Périclès ou tout autre avant lui, et tu te dis que, dès lors, tu seras tout-puissant chez nous, tu le seras aussi chez les barbares qui habitent le même continent que nous… »

Les ambitions d’Alcibiade sont sans limites et ne réservent pas seulement à un continent. C’est ce que certains historiens, dont Jacqueline de Romilly, appellent le « grand dessein » :

« C’était là, vraiment, « un vaste projet ». Et pourtant, au-delà encore de ce projet, Alcibiade en cachait un autre, plus grandiose encore, qu’il ne dévoila pas aux Athéniens et qui ne fut connu que plus tard. Par delà l’explication-prétexte, il y avait un projet de conquête de l’île ; mais par-delà ce projet lui-même, à l’arrière-plan, dans son ambition joyeuse, planait le « grand dessein ». Au contraire des poupées russes qui en contiennent indéfiniment de plus petites, l’ambition d’Alcibiade s’ouvre sur des intentions de plus en plus immenses (5) ».

Jacqueline de Romilly parle donc de ce fameux « dessein », qui aurait été tenu secret par Alcibiade, et qui vraisemblablement aurait été révélé pour la première fois aux Lacédémoniens au moment de la trahison (-415). C’est, en tout cas, le sentiment de Thucydide dont la chronologie est très révélatrice. Néanmoins, il est difficile de concevoir l’œuvre de Thucydide de façon tout à fait linéaire et chronologique. Il est peu probable qu’Alcibiade ait pu, seul, organiser secrètement un projet aussi gigantesque. Même si nous n’avons aucune preuve matérielle à ce sujet, les projets d’Alcibiade sont certainement débattus dans certains cercles de réflexion aussi intimes soient-ils. Alcibiade est entouré de personnalités influentes, de lieutenants qui lui sont fidèles. Sans doute que dans son cercle de connaissances intimes, des personnes de confiance vivent en Occident et travaillent à ce projet dans la discrétion la plus absolue (6). Plutarque évoque par exemple une certaine catégorie de citoyens déjà enflammés par le désir de la Sicile :

« Il y en avait déjà plusieurs qui étaient épris du malheureux et calamiteux désir de la Sicile (...). Et encore y en avait-il qui songeaient déjà à conquérir la Toscane et l'empire de Carthage; ce qui n'était pas du tout sans apparence, ni sans occasion d'espérance, vu la grande étendue de la seigneurie qu'ils tenaient, et l'heureux cours de leurs affaires qui leur succédaient à souhait (7) ».

Le « rêve » occidental, indépendamment de la Sicile, est même présent sous l’influence de Périclès. Alcibiade évoque sans vergogne et publiquement, sa « folie » (anoia), précisant que celle-ci sert la cité. Chez lui, la folie c’est l’audace, et l’audace c’est la grandeur d’une cité en marche par opposition au déclin d’une cité immobile (8). Nous touchons ici le fond du problème. Que se serait-il passé si pareil projet avait effectivement abouti ? Quoi qu’il en soit, cette ambition paraît dans un premier temps à peine croyable. Pour certains, elle est même indécente (9).

Parmi les historiens modernes, nous remarquons une profonde rupture. Certains sont admiratifs des vastes projets d’Alcibiade et les considèrent parfaitement légitimes. D’autres sont en contraire sévères dans leur jugement, considérant ce plan irréalisable et complètement fou. Alcibiade n’aurait agi que par ambition et sans scrupule. En ce qui nous concerne, nous dirons simplement que nous ne pouvons rester insensibles à ce projet. Car si l’empire athénien se trouve dès le milieu du Vème siècle à un tournant de son existence, c’est parce qu’il existe dans la cité de Pallas des personnalités politiques ambitieuses et désireuses d’accomplir totalement la mutation hégémonique de l’arkhè.

Si Alcibiade a la prétention politique et militaire d’envisager pareille conquête, Hermocratès le Syracusain quant à lui, est parfaitement conscient du danger. Même si aucun texte ne le prouve, nous sommes néanmoins amener à penser que c’est Hermocratès qui, au cours de l’hiver 415-414, envoient des émissaires parcourir l’Italie afin de les alerter de ce danger imminent. Car dans cette guerre, ce n’est pas Syracuse seule qui est menacée, mais toute l’Italie :

« Cependant, les ambassadeurs envoyés par Syracuse à Corinthe et à Sparte s’étaient, en cours de route, efforcés de convaincre les peuples d’Italie dont ils longeaient les côtes de ne pas rester passifs devant les entreprises d’Athènes, qui, disaient-ils, constituaient une menace pour eux également (10) ».

Les Athéniens sont d’ailleurs très près de réussir dans leur entreprise. Lorsque Gylippe quitte le Péloponnèse en 414, c’est surtout pour secourir l’Italie que l’on croit en perdition et au bord de la capitulation. Dans le Péloponnèse, on annonce partout que Syracuse est perdue et que la Sicile est déjà aux mains des Athéniens :

« Cependant, le Lacédémonien Gylippe et les navires venus de Corinthe se trouvaient maintenant dans les eaux de Leucade et se disposaient à aller le plus vite possible secourir la Sicile. Mais ils reçurent une succession de nouvelles alarmantes, qui, toutes, donnaient une fausse idée de la situation, en présentant Syracuse comme déjà totalement investie. Gylippe abandonna alors en ce qui concernait la Sicile. Il voulut du moins préserver l’Italie (11) ».

C’est au cours de ce même hiver qu’Alcibiade alerte les Lacédémoniens de ces vastes projets (12). Lui aussi parle directement de l’Italie considérant que « si cette cité vient à succomber (Syracuse), c’est toute la Sicile qui tombe et, immédiatement après, l’Italie (13) ». Nous pouvons néanmoins nous poser ici une question fondamentale : en cas de victoire à Syracuse, les Athéniens auraient-ils pu concevoir une conquête de l’ensemble de la Méditerranée sans Alcibiade ? Car lui seul avait programmé un plan précis des campagnes militaires à mener, mais aussi et surtout des futures alliances et des rapports diplomatiques à établir (14).

Toujours dans cette démarche, nous pouvons également nous poser les questions suivantes : y a-t-il, à un moment donné, une volonté d’assujettir toutes les îles de Méditerranée ? Dans ce cas, après la Sicile, les Athéniens auraient ainsi en ligne de mire les deux autres grandes îles d’Occident : la Sardaigne et la Corse qui demeuraient elles aussi des emplacements stratégiques incontournables. Diodore évoque notamment l’existence d’un « très beau port nommé Syracusain (15) », favorable certainement à l’établissement d’une base lointaine (16). Cette idée serait parfaitement logique dans l’enchaînement stratégique imaginé par Alcibiade. La Corse et la Sardaigne peuvent même être considérées comme les dernières étapes conduisant à l’établissement d’une thalassocratie tyrannique sur l’ensemble de la mer méditerranéenne (17).

Ainsi, l’Occident tout entier entre dans un plan diabolique et grandiose imaginé par un certain nombre de citoyens animés par diverses motivations : les uns y voient certainement une façon d’accroître une fortune familiale et ne pensent certainement qu’au butin, mais d’autres y perçoivent sans doute un simple et logique aboutissement de la thalassocratie. Mais si nombreux, visiblement, sont ceux qui imaginent ces rêves de gloire se réaliser, peu sans doute ont conscience de la difficulté de cette tâche. L’assujettissement de l’Occident tout entier au Vème siècle nécessite l’organisation de débats théoriques et la naissance d’une nouvelle forme hégémonique.

(1) A propos de la tentation de la Sicile, Olivier Battistini y voit également « une nouvelle étape (vers) la domination radicale » et un « archè en métamorphose », Olivier Battistini, « De la Sicile comme paradigme de la puissance »,L’Île laboratoire, Colloque de l’Université de Corse, Juin 1997, pp.13-27.

(2) Plutarque,Vie d’Alcibiade, XXX, p.437.

(3) Le cheminement véritable vers la puissance totale serait le suivant : Ligue de Délos – thalassocratie thémistocléenne – renforcement péricléen –imperium.

(4) Plutarque,Vie d’Alcibiade, XXX, p.437.

(5) Jacqueline de Romilly,Alcibiade, Paris, Editions de Fallois, 1995, p.86.

(6) On peut penser qu’Alcibiade avait de nombreux amis là-bas. On imagine bien, également, que certains émissaires aient été envoyé pour prendre des renseignements sur la situation occidentales.

(7) Plutarque,Vie de Périclès, XLII, p.358.

(8) Encore une fois, nous serons parfaitement d’accord avec Jacqueline de Romilly sur ce point : « Le rêve (d’étendre l’empire sur toute la Grèce) est majestueux, cohérent et précis. Alcibiade continue en disant qu’ils auraient tiré l’argent et les vivres des territoires annexés, dans l’Ouest : tout était prévu. La Méditerranée serait devenue athénienne ».

(9) Citons également ici Jurien de la Gravière, pour qui cet ardent désir de conquérir l’ensemble du monde Méditerranéen est presque indécent : « Il voulait (Alcibiade), disait-il, soumettre la Sicile, subjuguer, après la Sicile, l’Italie ; passer de l’Italie en Afrique pour réduire Carthage, prendre à la solde d’Athènes les mercenaires dont se composait en majeure partie l’armée punique, construire de nouvelles galères à l’aide des bois que fourniraient en abondance les forêts de la péninsule tyrrhénienne, rassembler alors tous les peuples avec lesquels Athènes avait quelque communauté de race et d’origine, transporter ces colons des côtes de la Grande-Grèce, des côtes de l’Ionie sur les côtes du Péloponnèse, écraser ainsi, par terre et par mer, la puissance de Corinthe, la puissance d’Argos, la puissance Sparte, de façon qu’il n’y eût plus désormais qu’un Etat grec, et que cet Etat, dont Athènes resterait le centre, régnât, sans contestation possible, des bords de la Carie aux Colonnes d’Hercule. Xerxès ne rêva jamais rien de plus gigantesque, et Xerxès avait derrière lui l’Asie », Jurien de la Gravière, La Marine des Anciens de Salamine et l’expédition de Sicile, Paris, Plon, 1886, p.220

(10) Thucydide, VI, 88, p.1170.

(11) Thucydide, VI, 104, p.1183.

(12) Nous verrons tout cela en détails dans nos prochains chapitres.

(13) Thucydide, VI, 91, p.1173.

(14) Toutefois, si Syracuse était tombée, les Athéniens auraient certainement continué sur la voie de la conquête. D’autres Alcibiade, certainement encore plus ambitieux, auraient été amenés à prendre la succession de ce dernier.

(15) Diodore de Sicile,Bibliothèque historique, livre V, 13.

(16) A ce sujet, en nous parlant de la Corse archaïque, Olivier Jéhasse nous apprend que lorsque les Phocéens arrivèrent sur l’île de Kurnos, ils trouvèrent un « pays déjà bien inséré dans les voies du commerce international. Les habitants de ce pays sont ouverts sur la Méditerranée, et ont peut-être possédé une base d’expansion en Italie même », Olivier Jéhasse, Corsica Classica, Ajaccio, La Marge Edition, 3e édition, 2003, p.33.

(17) Pourtant, Thucydide ne parle pas de ces éventuels projets de conquête de la Sardaigne et de la Corse. Cela nous semble pourtant logique, compte tenu des intentions athéniennes, caractérisées par Alcibiade. Lorsque Thucydide évoque une possible campagne militaire sur l’Etrurie, nul doute que les grandes îles de Méditerranée occidentale se trouvent dans cette pensée. Mais cette idée demeure visiblement assez floue : si la majorité des Athéniens possédaient peu d’éléments sur la Sicile, les îles les plus lointaines devaient certainement être assez mal connues.

Texte anti-spam :*
La clé d'API reCAPTCHA n'est pas renseignée.

Soyez le premier à commenter cet article ! COMMENTER